En septembre 2019, le photographe Alexis Rosenfeld se joignait à une mission conjointe Greenpeace-CNRS, sur le grand récif de l’Amazone récemment découvert : plongée en eaux profondes, dans un monde sous-marin étonnant, vestige d’un ancien récif corallien, devenu le royaume des ophiures et des crinoïdes.
Il est 19 heures, la nuit tropicale est déjà tombée depuis un bon moment. A bord de l’Esperanza, navire de Greenpeace de 70 mètres qui sert de support à l’expédition, l’équipe prépare la journée du lendemain. Il faut choisir, en fonction des relevés au sonar effectués dans la journée, la zone qui semble la plus propice pour la prochaine immersion. « On ne plonge pas n’importe où, le récif est discontinu et il peut y avoir plusieurs kilomètres entre les zones intéressantes ; il faut donc être précis », explique Serge Planes, responsable scientifique de l’expédition. « En gros, continue François Chartier, chargé de campagne Océan pour Greenpeace, les patchs font 100 à 200 mètres sur 100 à 300 mètres, ce qui est assez petit. Nous travaillons à la limite du plateau continental, à environ 80 milles nautiques de la côte. »
Et, compte tenu de la profondeur (plus de 100 mètres sur la plupart des sites), ils n’ont pas droit à l’approximation. La préfecture maritime, au vu des conditions difficiles, ne les autorise d’ailleurs à plonger que le matin. Au cas où il faudrait lancer des recherches, l’heure de mise à l’eau est fixée chaque jour à 8h30 au plus tard.
PLONGÉE VERS L’ÉTOILE NOIRE
Dans la zone, les courants sont en effet particulièrement violents, ce qui oblige les équipes de surface à calculer la dérive des plongeurs en fonction de leur temps de descente estimé, pour ne pas louper la cible ! « Nous savions que nous allions trouver du courant, explique Olivier Bianchimani, directeur de Septentrion-Environnement qui assiste le photographe sur la mission, et nous avons été bien servis puisqu’il atteignait le plus souvent 3 noeuds. Au palier, à la remontée, on subissait véritablement : on avait parfois l’impression d’être en rappel ! Mais ce que nous n’avions pas imaginé, poursuit-il, c’était le noir complet. Sur des photos ramenées du Brésil, il y avait beaucoup plus de lumière et nous espérions trouver la même chose. Là, c’était très lunaire ! » Et tous les sites sont extrêmement profonds (entre 100 et 120 mètres) alors que l’équipe, avant de partir, avait imaginé que certains n’étaient pas à plus de 80 m.
« Entre 0 et 30 mètres, explique Alexis Rosenfeld, tout est vert, chargé de particules ; et on distingue bien le mélange d’eau douce et d’eau salée qui rend tout flou ». Ils sont pourtant à plus de 100 kilomètres de la côte et à plus de 300 km de l’embouchure de l’Amazone à proprement parler. Mais le débit du plus grand fleuve du monde est tel (de l’ordre de 200 000 mètres cubes par seconde) que son influence se fait sentir jusque là. L’eau est chargée : c’est tout un monde de méduses, salpes et particules en suspension. Le photographe est équipé d’un scooter pour ne pas se fatiguer inutilement à la descente et gagner du temps. Et, lorsqu’il allume les deux éclairages fixés sur ses épaules, il a « l’impression d’être dans la guerre des étoiles », tellement les particules en suspension sont nombreuses. Trois minutes plus tard à peine, ils sont au fond, à plus de 100 mètres, dans un monde parfaitement vierge. Le vert presque fluorescent fait place à la pénombre. « Tu arrives, tu essaies de comprendre ce que tu vois, raconte Alexis, la configuration du lieu ; tu découvres cette foule d’espèces enchevêtrées les unes dans les autres… » Biologiste et scaphandrier, Olivier connaît bien les zones profondes de Méditerranée. « J’ai eu un peu l’impression, note-t-il, de retrouver des choses qui ressemblent visuellement à notre coralligène profond, même si – bien sûr – les espèces sont différentes. »
Le monde des ophiures et des crinoïdes
Au fond, ils pénètrent dans le monde des ophiures. Elles se trouvent en quantité impressionnante, leurs longs bras entremêlés dans les gorgones ou dans les buissons de corail noir. « Il y en a une quantité incroyable !, explique Serge Planes. Et, peut-être parmi elles, de nouvelles espèces. Mais ce n’est pas finalement ce qui nous intéresse le plus. Ce qui est important, et qui fait l’intérêt majeur du lieu, c’est la combinaison extraordinaire entre toutes ces espèces. Mais attention, précise le chercheur, il ne s’agit pas d’un récif corallien au sens où on l’entend habituellement. Ce que nous supposons maintenant est qu’il s’agissait bien d’un récif côtier, mais à une époque où le niveau de la mer était environ 100 mètres plus bas. » Et c’est sur les restes de ce récif qu’un nouvel écosystème est parvenu à s’installer. On trouve par exemple énormément de vers tubicoles qui, sur ce socle, continuent à construire. « Ce sont des constructions qui sont lentes mais qui font des structures calcifiées sur lesquelles viennent se fixer beaucoup d’espèces, des éponges, différents organismes filtreurs, qui créent un pôle de biodiversité assez remarquable dans un endroit où on ne pensait pas qu’il y aurait un développement de ce type-là. Et ce qui est intéressant, poursuit Serge Planes, c’est justement cet assemblage inhabituel des espèces ».
Quelques poissons, même s’ils sont peu nombreux, complètent la liste des espèces : par exemple, des poissons-anges que l’on ne s’attendrait pas, a priori, à trouver dans un environnement aussi sombre et à de telles profondeurs ; également, une petite demoiselle, de la famille des Pomacanthidés, supposée jusque là ne pas dépasser les 30 mètres de profondeur et qu’ils découvrent à 110 m.
« Un jour, raconte Olivier, dans ce noir complet, nous sommes également tombés sur un énorme banc de carangues à une vingtaine de mètres du fond, attirées par nos puissants éclairages. C’était une belle rencontre ! Une autre fois, à la remontée, cinq grand requins marteaux, surgis de nulle part, sont venus nous rendre visite au palier. Très paisibles, curieux, ils ont ensuite continué leur route. Et c’est vrai que, compte tenu de la visibilité inexistante, on se demande un peu ce qui peut débarquer ! »
20 minutes pour récolter de précieux échantillons
Au fond, les cinq plongeurs n’ont que 15 à 20 minutes pour travailler. Alexis et Olivier se consacrent aux images et les trois autres sont chargés de récolter les précieux échantillons. A 100 ou 120 mètres de fond, ils sont les ouvriers des chercheurs qui attendent la récolte en surface. Ils prélèvent à la fois des échantillons d’eau et des espèces vivantes. Ils travaillent pratiquement dans le noir, faiblement éclairés, « et certains jours, raconte Olivier, ils prendront le parti de plonger encordés. » Autour de Patrick Plantard, chef plongeur, se coordonnent Gilles Siu, du Criobe, Camille Loisil, Julien Marais qui, lui, a davantage la charge de repérer au sonar les patchs les plus prometteurs. Au bout de 20 minutes au maximum, tous les échantillons sont parachutés vers la surface, pour diminuer au maximum l’intervalle entre le prélèvement et l’étude, et ne pas être encombrés pendant les longs paliers de décompression. En 15 jours de mission, ils vont en récolter près de 2500 ! Il faut ensuite, au fur et à mesure, les photographier, les répertorier, les mesurer, les conditionner pour pouvoir les rapatrier et les identifier. Un travail quotidien et minutieux, qui prend chaque jour 3 à 4 heures à l’équipe de chercheurs. Et qui leur permet aussi, à la fin de la journée, de dresser une liste des échantillons les plus intéressants à récolter le lendemain, en fonction de ce qu’ils ont déjà et des espèces qui apparaissent sur les images ramenées du fond. Pour différencier les espèces, les chercheurs ont plusieurs armes : le séquençage ADN, qui sera fait dans la première moitié de l’année 2020, et l’ADN environnemental* qui, grâce aux prélèvements d’eau, permettra de détecter la présence d’autres espèces, « et de compléter ainsi, précise Serge Planes, la caractérisation de la biodiversité de cet écosystème ».
Les membres de l’expédition auront été les premiers à plonger sur l’immense récif de l’Amazone où le terme d’exploration prend vraiment tout son sens. C’est aussi le message qu’ils veulent transmettre : « On peut encore, en 2020, conclut Alexis, s’aventurer dans des contrées sous-marines inexplorées et y découvrir des mondes inconnus. »
* Chaque espèce laisse une trace ADN détectable dans l’eau, plusieurs heures après son passage. En comparant l’ADN présent à des « catalogues » alimentés par des équipes de chercheurs du monde entier, cette technique innovante permet notamment de confirmer la présence d’espèces rares ou difficiles à observer.
Des plongées préparées à Marseille
Tous les gaz utilisés pour les recycleurs ont été préparés à Marseille et acheminés par container, avec tout le reste du matériel. Une procédure de secours a été mise au point avec l’équipe du docteur Coulange, chef de service hyperbare à l’hôpital Sainte-Marguerite. « Nous avons pris le parti, explique Alexis Rosenfeld, de démarrer les paliers profond, dès 57 mètres, pour assurer une désaturation la plus efficace possible ». Sur place, Hervé le Coq Saint-Gilles, médecin hyperbare, attend systématiquement à bord de l’un des deux zodiaques stationnés en surface ; à bord, ils ont un caisson de décompression. Pour ménager un peu les organismes, l’équipe a travaillé par roulement : trois jours de plongée, suivis d’un jour de repos, avant de recommencer.
Et avant de partir, compte tenu de la profondeur et des conditions annoncées, ils ont fait plusieurs plongées pour tester leur matériel, les procédures de décompression, les mélanges gazeux, ainsi que les lourds éclairages qui allaient leur permettre de réaliser des images.
Un récif découvert il y a seulement quelques années
L’existence du récif de l’Amazone au large du Brésil n’a été révélée qu’en 2016 et sa présence dans les eaux guyanaises en 2018. Cet écosystème très particulier, qui s’est développé à la limite de la zone crépusculaire, dite mésophotique, est l’un des plus grands récifs connus à ce jour : les scientifiques estiment qu’il mesure plus de 1 000 kilomètres de long, pour 9 300 km². A peine découvert, il est pourtant menacé par des projets d’exploration pétrolière dans les eaux voisines du Brésil, et par le chalutage ; et, même si la partie guyanaise semble être hors de danger, c’est en réalité toute la zone qui doit être protégée.
Une mission qui s’inscrit dans une longue expédition « Greenpeace »
Pendant un an, le navire Esperanza traverse l’océan Atlantique, depuis l’Arctique jusqu’en Antarctique, pour mettre en valeur la richesse des écosystèmes marins et dénoncer les menaces qui pèsent sur les océans. « Lorsque la direction de Greenpeace a décidé de monter cette expédition, raconte François Chartier, nous avons tout de suite souhaité y inclure le récif de l’Amazone. » En Guyane, une autre équipe a également travaillé sur les cétacés, en lien avec l’observatoire PELAGIS de La Rochelle.
« Nous poursuivons bien sûr un but politique, explique-t-il. Mais, au sens large du terme : porter la voix des océans sur le devant de la scène internationale et mettre en avant leur rôle dans la capacité de résilience de la planète face au changement climatique. » En ligne de mire, l’objectif de 30% d’Aires Marines Protégées en 2030, mais aussi une véritable protection de la Haute Mer : « Si des négociations sont toujours en cours à l’ONU, il n’y a pas encore de cadre juridique satisfaisant. Ce que nous voulons, c’est apporter notre pierre à l’édifice en montrant que des menaces directes existent. »Et, pour la première fois, sur le volet « récif », l’ONG s’est associée au CNRS : « En travaillant sur le récif de l’Amazone, nous voulions montrer qu’il y a encore des écosystèmes inconnus à découvrir et à protéger, notamment face à l’exploitation pétrolière. Nous avions déjà travaillé sur le Brésil en 2017 et 2018, d’abord en sous-marin, puis au ROV, ce qui avait seulement permis de ramener quelques images, mais aucun échantillon. En 2018, nous avons commencé à évoquer le projet avec Serge Planes. Très vite, la direction du CNRS s’est montrée intéressée par le projet et nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait cette fois envoyer des hommes. ». A charge pour Serge de constituer une équipe. « De notre côté, reconnaît François, c’est la première fois que nous faisions intervenir des plongeurs profonds. Il a fallu mettre en place des protocoles de sécurité très précis et nous familiariser avec des façons de travailler que nous ne connaissions pas. Nous, nous avons l’habitude des grosses opérations en haute mer, ce qui est très différent. Mais nous avons vraiment réussi à combiner nos façons de travailler : la mayonnaise a bien pris entre les équipes ! ».